23 mai 2015

Les souliers de crêpe


Elle s’était profondément endormie. Mais avant le sommeil, elle pensait toujours aux anges !
Drôle d’idée sans doute dans une époque matérialiste !
Elle ne se posait pas la question sur l’existence ou la non-existence des anges. Simplement elle était poursuivie par certaines images.

Les anges de Paul Klee semblaient témoigner de leur présence (plus qu’évidente) à côté des personnes qui le désiraient fortement.
Mais il y avait aussi les anges de Paul Claudel, ces anges éveilleurs d’idées et de désirs…


Pourquoi toutes ces images étaient-elles scellées dans son cœur avec autant de précision ?
Elles revivaient doucement comme si les ombres de la nuit participaient peu à peu à l’obscurité de la chambre…
Aucun objet n’était neutre, tous étaient habités de menaces latentes !

En pension, elle éprouvait déjà beaucoup de mal à raisonner ses terreurs enfantines, à vaincre la malveillance des formes qui sortaient de l’ombre et s’imposaient à son imagination.
Mais cette nuit-là, une douceur bienfaisante l’envahit sans qu’elle soit capable d’en déceler l’origine.

Le mur d’indifférence qui avait peu à peu et sans qu’elle s’en aperçoive, recouvert le passé, cédait devant sa joie inexplicable mais combien profonde.

Elle se reprochait souvent d’oublier volontairement les cousins ou les amis qui s’étaient éloignés de sa vie.
Au fond d’elle-même, elle leur en voulait presque… mais c’était cela, la vie !
Parfois, elle s’apitoyait un moment sur la mort d’un de ces êtres chers, mais le cœur ne suivait pas complètement…

Cette nuit-là, ce qu’elle découvrit dans la chambre ressemblait à un tableau qui se superposait aux autres tableaux.
Des souliers de crêpe, immobiles dans le silence…

Elle fut surprise par la vision et fortement ébranlée.

Ils avaient attendu si longtemps avant de se révéler à elle avec cette intensité poignante !
Son plaisir d’enfant, sa gratitude à la vue de ce cadeau extraordinaire, l’émerveillement complice de tous les cousins et cousines, une vague de bonheur refluait en elle…
Et l’odeur du crêpe si nouvelle, si particulière… comment l’atteindre encore ?
Les souliers de crêpe brillaient dans l’ombre.

Plus loin, émergeaient les chaussures seules et abandonnées de Van Gogh …
Comme happé par le vide de ces chaussures béantes, son regard fouillait désespérément l’ombre à la recherche des souliers de crêpe.

Le mystère s’illuminait.

La joie se fit plus secrète.

La clef du passé, elle était là dans ces chaussures qui n’appartenaient à personne ou plutôt qui avaient appartenu un jour à une petite fille.

Que seraient-elles devenues si un ange ne les eût soigneusement mis à l’abri du froid et de la tourmente ?
Avait-il chaussé les semelles de crêpe pour venir jusqu’à elle et lui parler doucement de ce cousin aux portes de la mort ?


Les années d’oubli, d’indifférence cruelle s’effaçaient…
Un seul sentiment persistait, tenace et familier : l’amitié fraternelle qui la liait pour toujours au jeune homme séduisant, ce cousin presque mythique revenu de ses lointains voyages avec les merveilleuses chaussures de crêpe.

M.S

Pierre Sentenac "Les souliers de Crêpe"
encre sur papier (retouche ordinateur)
23/05/2015-15x12cm

Nota Bene:

                  Cette nouvelle est extraite du livre:
                  NOUVELLES de Michèle Serre chez LE BIEN-VIVRE




1 illustration de Pierre Sentenac
est disponible aux éditions Le Bien-Vivre
 lbvmps@outlook.fr 

( Livres d’artiste de Collection, fait main, couverture Moulin Laroque, papier moulin ou vergé:
tirages 100 exemplaires numérotés, prix: 18Euros )
Participation aux frais de port: 1euro